Dans la tête d’Elfée, atteinte de Gilles de la Tourette : « Étais-je un monstre ? Pendant des années, j’ai cru être la seule… »
Atteinte de tics moteurs depuis l’enfance, sans savoir pourquoi, Elfée a vécu le paroxysme en 2013, à la suite d’une dépression Prise de spasmes qui l’empêchaient de marcher, et d’un bégaiement qui s’ajoutait à ses bredouillements, elle a été diagnostiquée à 25 ans.
Depuis, elle vit avec son handicap, déterminée et joyeuse.
Elfée n'a été diagnostiquée qu'à 25 ans, mettant un nom sur un handicap qui avait pris toute la place après une dépression.
Un cœur rouge est brodé sur son pull violet. Le palpitant de fil la résume bien : sous la timidité qu’on ne remarque pas tout de suite, tant elle est chaleureuse, Elfée (le prénom a été changé) palpite de tout son cœur. La vie n’a pourtant pas été toujours tendre. Des échecs, l’incompréhension, des doutes, le jugement, parfois la méchanceté… Atteinte du syndrome Gilles de la Tourette sans le savoir, la jeune femme de 34 ans a longtemps sillonné sur des mers houleuses. « J’ai passé des années sans savoir, dans l’errance, dans le questionnement. Étais-je normale ou non ? Pourquoi si différente des autres?
Étais-je un monstre ? Pendant des années, j’ai cru être la seule… »
Le syndrome Gilles de la Tourette (SGT), bien sûr, ce sont des personnes qui peuvent répéter inlassablement une insulte ou multiplier un geste obscène. Mais contrairement à cette image d’Épinal, moins d’un malade sur cinq développera de la coprolalie, le joli nom de ce trait.
Le SGT est une maladie neurologique à composante génétique dont les causes et le déclenchement sont mal connus malheureusement. Il s’exprime par des tics moteurs, et/ou sonores, brefs et intermittents. Il touche une personne sur2000, de manière plus ou moins intense .L’apparition est progressive, pendant l’enfance : d’abord quelques tics moteurs, affectant la tête, le visage, les épaules. Viennent plus tard les tics sonores, un reniflement répétitif par exemple, ou un claquement de langue. La maladie s’accompagne d’autres troubles peu visibles mais exténuants : un déficit de l’attention, des troubles de l’apprentissage, de l’hyperactivité, des troubles du sommeil, parfois des TOC ou des crises de panique. Le stress, la fatigue, la volonté de contrôler les tics, renforcent les désagréments qu’ils causent.
Elfée bredouille, son épaule se soulève régulièrement et elle cligne des yeux. « Je peux avoir des gestes très saccadés quand je fatigue, mais aujourd’hui j’estime être guérie à 85%. Et les 15% restant font partie de ma vie ». En plus, s’amuse-t-elle, « vous voyez mes tics, mais moi je ne les vois pas ». Enfin… Si, quand « un regard insistant, curieux ou moqueur », se pose sur elle. « Làj’imagine l’importance de se voir, et je réalise », souffle-t-elle.
Malraux en souffrait, comme la chanteuse Billie Eilish
Chez 75 % des patients, le syndrome disparaît ou s’amenuise à l’âge adulte. Le SGT n’empêche rien : André Malraux, figure de la littérature et de la politique françaises, en était atteint, comme, dit-on, Mozart, qui composa de prodigieux opéras, ou le champion olympique de natation Anthony Ervin. Le chanteur écossais Lewis Capaldien souffre, plus que la chanteuse Billie Eilish, qui a été diagnostiquée à 11ans.
Elfée n’a été diagnostiquée qu’à l’âge de 25 ans, bien que les premiers symptômes soient certainement apparus vers 6 ans. « Des parents de copains se souviennent que, quand je faisais du coloriage, j’étais couverte de feutre. On a plein de photos de moi petite sur lesquelles je suis toute dessinée. » Elfée se frottait le visage, les yeux, très souvent. « Ma mère me disait arrête, arrête, mais plus elle me le disait, plus je stressais, plus je frottais. Elle croyait que je me fichais d’elle, et bien souvent elle s’énervait. Je comprends à ce jour que cela devait pas être facile pour elle." Rembobinant son enfance, la jeune femme a subi quelques bouleversements dans sa vie qui ont sans doute joué un rôle dans l’apparition de ses symptômes. Tout en reconnaissant que cette hypothèse est médicalement invérifiable.
Studieuse et assidue, Elfée traverse pourtant sa scolarité avec difficulté : « J’avais du mal à me concentrer, parfois je peinais à suivre, je décrochais, c’était très pénible. » Les enseignants, premiers détecteurs des troubles qui touchent leurs élèves, ne décèlent rien. Certains se montrent même brutaux, « notamment un instituteur de CE2 qui était un vrai enfoiré. Il s’acharnait sur moi, me donnait beaucoup de punitions. Une fois, il m’a même soulevée du sol et en a déchiré mon chemisier. Il me faisait très peur. À la fin de l’année, il m’a fait redoubler »,relate-t-elle avec colère. Au sentiment d’être toujours à la traîne en classe s’ajoute la fatigue, « une immense fatigue » qui venait très vite.
Le tic, très dangereux, de faire craquer sa nuque.
La grand-mère de la jeune fille suppute un problème de santé quand elle a 14-15 ans. Ne sachant à qui s’adresser, elle la conduit dans un lieu dédié aux adolescents, la Maison de Solenn, sans savoir que l’établissement est spécialisé dans l’anorexie et les troubles alimentaires. Sur place, les médecins remarquent qu’Elfée a « les pieds en griffe d’aigle », une déformation des orteils qui touche plutôt les femmes âgées, sauf quand elle a des causes neurologiques, et lui recommandent de consulter un neurologue de la Pitié-Salpêtrière.« Il m’a dit que les tics allaient se calmer ou s’arrêter après 20 ans, et m’a mise en garde : j’en avais un à cette époque, qui consistait à faire craquer ma nuque. Je pouvais me faire le coup du lapin, créer une paralysie, c’était très dangereux », insiste-t-elle, la voix montant soudainement dans les aigus. Il a fallu du temps, mais Elfée est parvenue à abandonner ce geste. Il est pourtant prouvé que chercher à contrôler ses tics ne dure qu’un temps, ils reviennent ensuite avec plus d’intensité encore.
Malgré les médicaments qui accroissent sa fatigue, la vie suit son cours, entre des études de comptabilité, de secrétariat, des stages et des jobs à la RATP ou à la CPAM, des petits amis pas toujours très respectueux. La Val-de-Marnaise, devenue adulte, s’installe en Alsace « par amour ». Elle y vit depuis un an, amoureuse mais très seule, quand survient une crise. « Je ne connaissais personne là-bas. Mon compagnon travaillait en Suisse, il avait des horaires étendus. Ceux de ses amis dont je m’étais rapprochée me trouvaient oppressante de vouloir trop les voir, ils ont coupé les ponts. Mes projets professionnels tournaient en rond. J’étais coincée chezmoi. Je me sentais tellement seule que voir simplement des familles dans la rue me bouleversait. J’ai fait une dépression. Mes tics sont devenus plus fréquents, et mêmesévères. En plus des bredouillements, je me suis mise à bégayer. Et du jour au lendemain je n’ai plus pu marcher.Je pouvais pédaler ou courir, mais lamarche était impossible, il fallait me tenir, mes jambes tremblaient. Je tombais en arrière si on ne me tenait pas.Mes tics sont devenus si puissants qu’ils sedéclenchaient sans cesse, au point de me réveiller ou de me donner très chaud. Je vivais en tee-shirt même l’hiver, je prenais des douches froides pour faire redescendre la température », une période d’incompréhension face à un état « invivable ».
Elfée consulte d’abord un neurologue, « totalement inutile », qui l’envoie voir un psychiatre. « La consultation a duré cinq minutes », le temps de lui faire une ordonnance d’antidépresseurs. « Il m’écoutait à peine », reproche-t-elle. La jeune femme retourne voir son neurologue parisien, qui cette fois diagnostique avec certitude le syndrome de la Tourette.
D’autres médicaments lui sont prescrits pour apaiser tics et angoisses, avec des effets secondaires pénibles, notamment une importante prise de poids. Le spécialiste lui parle d’une opération consistant à lui implanter un neurostimulateur. Des électrodes sont placées dans une région ciblée du cerveau, qu’elles stimulent grâce à une petite batterie implantée sous la peau. « Elle est là »,montre Elfée, en désignant une cicatrice discrète sur son buste, au-dessus du sein. La technique a d’abord été validée contre la maladie de Parkinson, l’épilepsie, puis pour le SGT, elle semble aussi apporter un grand confort aux patients atteints de troubles obsessionnels compulsifs sévères et réfractaires aux traitements usuels.
L’opération (stimulation cérébrale profonde) s’est déroulée à Paris le 10 mars 2016. « Ma date de renaissance », résume-t-elle. « Cette intervention a été mon miracle. Ouf, je respire enfin ! Je peux remarcher, je peux reparler, je revis tout simplement ! »
Le résultat a été progressif. Le protocole de réglage est précis, il permet d’établir une baisse des tics jusqu’à atteindre la stabilité. Pendant neuf mois, Elfée voyait le neurologue toutes les semaines, désormais les visites peuvent être espacées d’un an. Il a fallu six ans de petites victoires, de déceptions et de beaux espoirs mais, enfin, plus aucun médicament !
Son mal, elle a décidé d’en faire « une force ». « Je continue à me battre dans le courage pour vivre avec les derniers tics et bredouillements orthophoniques », écrit-elle quelques heures après l’entrevue. Les mouvements d’épaules et de paupière, on l’a dit, mais aussi des pensées négatives qui régulièrement l’assaillent. « Parfois les gens ne comprennent pas ce que je dis, je levis mal, je peux être déçue de moi, de mon handicap. Il m’arrive d’être énervée à en pleurer, parce que, relève-t-elle avec un soupçon d’ironie, un handicap, ce n’est pas très pragmatique. Je n’aime pas dire qu’être debout des heures ou conduire longtemps me fatigue mais si je ne le dis pas, les gens n’y pensent pas spontanément.»
Elle se trouve très sensible aux variations de températures, ne peut pas porter de charges de plus de dix kilos pour ne pas dérégler son stimulateur. Elfée avoue aussi une grande sensibilité aux émotions – « je peux devenir toute folle, très triste ou en colère, surtout quand ça touche à l’amour, car je suis une grande romantique ».
On l’avait compris : l’amour tient une place essentielle dans la vie de la jeune femme. « Et je n’ai jamais eu de mal à trouver des copains », relève-t-elle. Mais depuis quelques mois, c’est une autre histoire qui se tisse. L’été dernier, après une période de célibat imposé par « la vie qui passe », elle a rencontré celui avec qui elle veut faire sa vie. Elle a emménagé chez lui en Auvergne presque aussitôt. Les amoureux se sont fiancés en décembre, et préparent leur mariage pour septembre prochain. « C’est peut-être un peu rapide, me disent mes parents!!. mon fiancé dit la Tourette n’est pas ce qui définit Elfée. Durant tout l’entretien, le jeune homme a tenu la main ou l’épaule de sa fiancée, précisé un mot avec finesse quand elle hésitait, laissant durer les silences quand elle réfléchissait.
« J’ai envie d’avoir des enfants et je n’ai pas peur de leur transmettre mon handicap. Si notre enfant est SGTou trisomique, peu importe, il sera aimé, accepté, et on fera en sorte de le préserver du regard et de la méchanceté des autres. » Parce que, dit-elle, «Beethoven est né sourd et il a été un très grand artiste. On peut être handicapé et faire des choses formidables ! »